The exclusion of migrants in an irregular situation from the European Social Charter’s scope of application: the paradox of fundamental rights

L’exclusion des étrangers en situation irrégulière du champ d’applicabilité de la Charte: le paradoxe des droits fondamentaux

L’affaire CIJ et ECRE c. Grèce : réveil de la polémique 

D’importantes précisions sur l’applicabilité de la Charte sociale européenne (ci-après la Charte) aux étrangers en situation irrégulière ont été apportées par le Comité européen des droits sociaux (CEDS) dans une décision sur le bien-fondé, rendue publique le 12 juillet 2021. Cette affaire Commission internationale de juristes (CIJ) et Conseil européen sur les réfugiés et exilés (ECRE) c. Grèce1 est la première réclamation collective qui traite en profondeur des droits économiques et sociaux des demandeurs d'asile et des réfugiés. La Grèce a été condamnée pour avoir porté atteinte aux droits sociaux fondamentaux d’enfants réfugiés et demandeurs d’asile, qu’ils soient des enfants migrants accompagnés ou non accompagnés.

Le Comité a prouvé son ambition en convenant de mesures immédiates visant à assurer le respect effectif des droits de la Charte et éviter un risque de blessure ou de préjudice grave. Toutefois, une analyse plus poussée de la décision ranime le débat sur la variation de protection garanties aux étrangers en fonction de leur statut juridique. Dans le cas d’espèce, l’applicabilité de la Charte a été reconnue aux enfants migrants, conformément au droit international et au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant. Le Comité a renforcé la protection accordée par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et reconnu aux États l’obligation de fournir une assistance d’urgence aux personnes concernées.

La condamnation de la Grèce est motivée par le principe de dignité et l’objectif de la Charte permettant d’étendre l’application du noyau dur de la Charte de façon exceptionnelle. Toutefois, le Comité recontextualise à plusieurs reprises sa décision, insistant sur la régularité de la migration dont il est question. Citant la jurisprudence précédente, il semble accorder une protection basée sur la situation individuelle des personnes concernées par la réclamation: en l’occurrence, des enfants en situation régulière. La vulnérabilité des personnes concernées est effectivement d’une importance majeure dans l’affaire, mais le Comité rappelle la limitation à laquelle l’applicabilité de la Charte est confrontée. Le droit d’accès à un logement d’un niveau adéquat est alors inapplicable aux migrants, même mineurs, en situation d’irrégularité mais accordé aux enfants demandeurs d’asile ou réfugiés.

Cette décision alimente la polémique sur la confrontation entre politique migratoire et objectif des droits fondamentaux. Les augmentations au sein de l’Union européenne de 64% des franchissements irréguliers de frontière en 2022 et de 46% des demandes d’asiles suscitent un sentiment d’urgence en Europe et ont poussé les dirigeants de l’UE à replacer la question migratoire en tête de l’agenda politique. Les ministres de l’Intérieur ont exprimé leur volonté d’augmenter le taux de retour des migrants en situation irrégulière vers leur pays d’origine quand l’asile leur est refusé. Bien que cette ambition soit légitime en vertu du droit effectif des États membres de contrôler l’entrée dans leur territoire, le séjour, et l’expulsion des étrangers en situation irrégulière, elle apparaît contraire aux objectifs de la Charte et des droits humains. Au vu de cette nouvelle menace, l’importance d’un plaidoyer pour l’extension de l’applicabilité de la Charte à tous les étrangers quelle que soit leur situation juridique est d’autant plus nécessaire.

Un double obstacle à dépasser

La démocratisation d’une telle extension rencontre certains barrages. Dans un premier temps, l’Annexe de la Charte convient d’une double-limitation de son champ d’application. Dans son premier paragraphe, il est indiqué que les droits garantis dans la Charte ne sont applicables ni aux ressortissants d’États non parties à la Charte, ni aux migrants en situation irrégulière2. Malgré les exceptions trouvées dans les articles 12§4 et 13§4, le champ d’application ne s’étend jamais explicitement aux migrants irréguliers. De plus, à l’image de la contestation des ministres de l’Intérieur, les États parties à la Charte repoussent cette éventualité. Le 13 juillet 2011, le CEDS a sollicité les États sur cette question, leur demandant des déclarations nationales visant à étendre les droits de la Charte à toute personne relevant de leur juridiction (ce qui inclut de fait es migrants irréguliers au vu de la compétence territoriale). Cette tentative d’extension du champ d’application de la Charte par la volonté des États s’est soldée par un échec, puisqu’aucun d’entre eux n’a répondu à cet appel à ce jour3. Cette passivité affiche le refus clair des États de faire bénéficier les migrants irréguliers des droits garantis par la Charte.4.

Évolution par l’interprétation : l’exemple de l’article 13

Si l’évolution du droit européen est marquée par une volonté de réduire le nombre d’individus susceptibles de se retrouver en situation irrégulière au nom du principe de libre-circulation, cette ouverture juridique semble restreinte aux ressortissants de pays européens membres de l’UE ou de l’espace Schengen. À l’inverse, le droit applicable aux migrants en situation irrégulière s’est développé en suivant une logique davantage répressive, négligeant leur protection en tant qu’individus. Depuis les années 2000, le CEDS participe progressivement à corréler la vocation du Conseil de l’Europe de protéger la personne humaine aux questions touchant les migrants irréguliers dans le domaine des droits sociaux. Au fil de sa jurisprudence, le Comité doit s’adapter à un environnement international globalement moins protecteur, afin d’actualiser la contextualisation des valeurs au fondement des institutions européennes. Pour ce faire, le Comité mobilise diverses interprétations de la Charte de sorte à respecter le principe de la dignité humaine et de solidarité européenne. En mobilisant la logique d'interprétation dynamique, téléologique, et systémique consacrée en droit international, le Comité se montre entreprenant et développe pas-à-pas une jurisprudence allant dans le sens de l’application de certains droits de la Charte aux étrangers en situation irrégulière. En effet, tout traité se doit d’être interprété « à la lumière de l’objet et du but de l’acte qui les contient »5. Ce-faisant, la Charte se doit de protéger des droits sociaux non pas théoriques et illusoires mais de façon concrète et effective. 

Dès 2004, le CEDS s’avançait timidement sur le sujet de l’extension de l’applicabilité de la Charte. Dans ses conclusions XVII-11 de l’année 2004, les limitations du champ d’application inscrites dans l’Annexe ont été confirmées mais le Comité a nuancé son propos en rappelant la possibilité d’extension de l’application au-delà de l’exigence minimale prévue par le texte. De plus, le Comité prévient les gouvernements qu’une extension est envisageable dans certains cas particuliers au nom du principe de non-discrimination entre nationaux et étrangers.

La même année, le Comité admet pour la première fois dans sa quasi-jurisprudence6 que l’article 13 - garantissant une assistance sociale et médicale - trouve à s’appliquer pour la protection des migrants étrangers. Malheureusement, la violation n’est pas reconnue en l’espèce, plaçant un seuil de gravité extrêmement élevé. Malgré un comité majoritairement favorable à l’exclusion de cette catégorie d’individus, une volonté d’évolution est exprimée par M. Tekin Akillioglu dans son opinion dissidente. M. Akillioglu rappelle dans un premier temps que le champ d’application de la Charte précisé dans son Annexe n’est qu’une base minimale que les États sont libres d’étendre, puis il indique qu’un principe de non-discrimination est de vigueur. Faisant une interprétation novatrice de l’Annexe, il estime alors que lorsqu’un État a décidé d’étendre aux étrangers une législation et pratique nationale dans le champ d’un droit, le principe de non-discrimination se doit d’être respecté. En vertu de ces principes, une violation de l’article 13 de la Charte par la France aurait dû être reconnue. 

En 2009, dans l’affaire DEI c. Pays-Bas7, le Comité reconnaît une responsabilité non conventionnelle aux États signataires de la Charte à propos de l’état de sans-abri des personnes en situation irrégulière, mais se refuse toujours à admettre une violation de l’article 13.

Plus récemment, le Comité a franchi les obstacles se dressant devant lui pour admettre l’applicabilité des article 13§1 et §4 et 31§2 de la Charte aux migrants en situation irrégulière8En l’espèce, la FEANTSA accusait le gouvernement néerlandais de ne pas respecter son obligation de proposer des solutions d’hébergement afin de réduire et prévenir l’état de sans-abri, conformément à son engagement pris en vertu de la Charte. Se référant à l’intention des auteurs de la Charte et son objectif de protection des droits humains, le Comité s’est appuyé sur la dignité pour étendre en pratique l’applicabilité des droits sociaux à l’ensemble des étranger, leur offrant un droit à une assistance sociale et médicale d’urgence.

Une extension limitée dans la pratique

Les droits fondamentaux prennent leur source dans l’humanité même de la personne, sans considération de sa situation juridique. Logiquement, du seul fait de sa condition d’humain, un individu en situation irrégulière ne devrait donc pas se voir soustraire la garantie des droits minimum. Le comité déclare en 2015 que les droits sociaux garantis par la Charte doivent être exercés dans toute la mesure du possible pour les réfugiés lorsqu’ils sont directement liés au droit à la vie et à la dignité humaine, en ce qu’ils font partie d’un « noyau dur indérogeable » de droits9

Depuis l’affaire FEANTSA, le Comité rappelle régulièrement dans ses rapports nationaux que les personnes en situation irrégulière doivent avoir un droit juridiquement reconnu à la satisfaction des besoins matériels fondamentaux de l’homme dans les situations d’urgence afin de faire face à un état de besoin urgent et grave.Dans ses conclusions de 2021, le Comité mobilise à de nombreuses occasions cet argument, rappelant à nombre d’États leur obligation de veiller à ce que ce droit soit rendu effectif dans la pratique.

Le principe de solidarité, au cœur du projet européen, devrait également être interprété de manière à tendre vers l’abolition des discriminations entre nationaux et non-nationaux, au nom de l’aspect fondamental des droits protégés par les textes. En matière de droits de l’homme où l’individu est au cœur du raisonnement des institutions, une application méconnaissant les droits fondamentaux des personnes au vu de leur situation juridique irrégulière apparaît contradictoire. 

Malgré la volonté apparente du Comité, sa jurisprudence prouve que l’extension des droits sociaux aux étrangers en situation irrégulière reste limitée aux droits les plus fondamentaux de la personne. Dans toutes les décisions précédemment citées, il est rappelé que cette extension demeure exceptionnelle et régulée par un seuil de gravité difficilement atteignable. En effet, l’obligation des États parties de fournir une assistance aux personnes concernées est cantonnée aux besoins d’urgence : les individus doivent être dans une situation telle que leur vie et leur dignité humaine sont à risque de subir des dommages conséquents et irréparables. 

L’affaire CIJ et ECRE c. Grèce prouve qu’une distinction persiste toujours en fonction de la situation juridique des étrangers sur le territoire européen, et que le critère de vulnérabilité utilisé pour décider de l’applicabilité des droits sociaux connaît des limites. Ces limites semblent parfois contradictoires avec une interprétation téléologique de la Charte, et le fondement même des droits humains. Il est utile de rappeler le principe fondamental inscrit dans la partie I de la Charte d’après lequel « les Parties reconnaissent comme objectif d’une politique, qu’elles poursuivront par tous les moyens utiles, sur les plans national et international, la réalisation de conditions propres à assurer l’exercice effectif des droits et principes » énoncés par la Charte. De fait, ce principe dénote un devoir d’assistance et de coopération internationale qui incombe à chacun des États parties à la Charte. Conformément à l’objectif premier des traités de droits humains, ces derniers sont d’une importance telle que leur effectivité doit être garantie par la participation active des États. Les étrangers en situation irrégulière sont tout autant - si ce n’est plus - soumis à des situations les rendant extrêmement vulnérables, et devraient se voir protéger au nom de la dignité humaine pourtant tant évoquée.

Enfin, l’extension de l’applicabilité des droits sociaux à tous les étrangers est limitée par l’inadéquation entre la théorie juridique et la pratique effective des décisions par les États parties à la Charte. Malgré une évolution concernant l’égalité en droit entre les personnes issues de l’immigration et les nationaux, celle-ci est insuffisante si une égalité de fait n’est pas assurée. Pour que l’égalité soit effective, une action supplémentaire de la part des États est attendue afin de compenser la situation différente dans laquelle peuvent se trouver des personnes en situation de migration par rapport aux nationaux. Le Comité a rappelé en 2015 que des services d’assistance doivent être expressément prévus par les États, ou alors ceux-ci doivent démontrer que leur préparation est suffisante pour apporter une telle aide. En l’occurrence, le Comité admet souvent dans ses conclusions nationales l’inadéquation entre le droit garanti aux étrangers et la situation des États. Par exemple, le Comité a conclu à la suite de la décision CIJ et ECRE c. Grèce que sa demande pour les autorités grecques d’améliorer l’accès à des centres d'accueil adaptés à des mineurs migrants au nom du droit à l’abri, n’a pas été exécutée. Après une demande de rapport détaillé, le Comité a conclu que la situation de la Grèce n’est pas conforme à l’article 32§2 de la Charte puisque la situation du pays ne garantissait ni une protection juridique suffisante ni des conditions de respect de la dignité des personnes.

Bien qu’une interprétation exégétique de la Charte et de son Annexe peut être utilisée afin d’exclure les étrangers en situation irrégulière de la protection accordée par celle-ci, elle se révèle foncièrement contradictoire avec l’essence même des droits humains. Afin de remédier à cette incohérence et rendre effective la garantie des droits sociaux, l’intervention des organisations de la société civile sur la scène quasi-juridique apparaît non seulement propice mais aussi très performante. Il découle de cet article que le champ d’application de la Charte parvient progressivement à s’étendre de manière à garantir des protections aux personnes en situation irrégulière. Le mécanisme des réclamations collectives illustre incontestablement le poids des organisations de la société civile dans la lutte pour plus de droits. 

Anna DIAZ

Références

  1. CEDS, 12 juillet 2021, Commission internationale de juristes (CIJ) et Conseil européen sur les réfugiés et exilés (ECRE) c. Grèce, n° 173/2018.
  2. Série des Traités européens 163, Charte sociale européenne (révisée), Annexe, 3.V.1996. 
  3. Au contraire, les Pays-Bas et la Lituanie ont même explicitement décliné l’invitation.
  4. La discussion sur l'applicabilité des droits sociaux aux personnes en situation irrégulière a également lieu dans le champ de la CEDH. En effet, bien que l’article 1er de la CEDH impose aux États parties la reconnaissance à toute personne les droits et libertés définies dans la Convention, dès lors qu’elle relève de leur juridiction, les États affichent une forte réticence. Récemment, le Parlement danois a adopté un projet de loi prévoyant de renvoyer vers un pays tiers les demandeurs d’asile, sans même les admettre sur son territoire en cas de réponse favorable, allant de fait à l’encontre de la CEDH. Voir la loi L226/2021 adoptée le 8 juin 2021. L’exemple du Danemark illustre parfaitement cette recrudescence d’hostilité à l’égard des personnes en situation irrégulière et confirme le besoin des organisations de la société civile à se montrer encore plus vigilantes.
  5. Art.31§1 Convention de Vienne sur le droit des traités de 1968.
  6. CEDS, 4 mars 2005, Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) c. France, n°14/2003.
  7. CEDS, 28 février 2010, Défense des Enfants International (DEI) c. Pays-Bas, n° 47/2008.
  8. CEDS, 2 juillet 2014, Fédération européenne des Associations nationales travaillant avec les Sans-abri (FEANTSA) c. Pays-Bas, n°86/2012.
  9. Conclusions 2015, déclaration d’interprétation sur les droits des réfugiés en vertu de la Charte.